




Actualité de la photo en ligne et en ville à l'intention des amateurs et collectionneurs
Dans l’ordre d’apparition, je citerai une photo d’Hennri Cartier Bresson prise en 1951, à Scanno dans les Abruzzes. Le savant enchevêtrement de placettes et d’escaliers de ce village nous permet de voir évoluer les personnages sur plusieurs plans. Ces plans, quatre, cinq ou six, selon que l’on compte ou pas les plans intermédiaires, sont à la fois indépendants et reliés, autant par la configuration des lieux que par l’histoire qui s’y déroule. Il est l’heure, pour les femmes en tenue traditionnelle, de rentrer chez soi, chacune ayant son plateau de petits pains chauds sur la tête. Les hommes, en groupe, rentrent lentement, et prennent le temps de discuter, pendant que les enfants s’amusent, et que le chat se lèche les babines.
La seconde photo a avoir attiré mon attention est de Luca Campigotto, ce vénitien de naissance nous offre une vision nocturne, en noir et blanc, d’une Venise intemporelle et déserte. Une Venise endormie, une Venise un peu Narcisse, dont pas une gondole ne vient briser le parfait miroir de l’eau.
Puis vient la Venise d’Ernst Haas, grand amoureux de Venise, de ses brumes et de ses reflets, qui lui permettaient de satisfaire son goût pour les réalités floues, et les visions subjectives. D’une ombre bleu violet, dense et confuse, émerge la silhouette d’un gondolier, le reflet d’un cheval doré, ou bien quelques gondoles prêtes à s’envoler. La Venise d’Ernst Haas n’est pas déserte, elle est habitée par des êtres surnaturels, qui se montrent partiellement, ou pas du tout, mais dont on sent instinctivement la présence. C’est une Venise dont la véritable essence est le rêve, un rêve flottant, diffus, où quelques éléments clefs apparaissent soudain, avec une netteté significative et troublante. La Venise d’Ernst Haas est celle d’un viennois, en accointance avec les sables mouvants de l’âme, et qui, encore enfant, jouait à Colin Maillard avec le petit fils de Sigmund Freud.
La couleur y totalement absente, ainsi que la nature, dont les formes trop anarchiques et trop peu modernes ne l‘intéressent pas. Rotchenko aime ce qui est net et précis, les cercles parfaits, et les lignes parfaitement droites. Même la figure humaine, lorsqu’elle est présente, s’insère dans la composition comme une figure géométrique.
Les photos d'Alexandre Rotchenko sont à l’image de la société dans laquelle il vit, une société tout entière tournée vers le progrès technique, où l’individu et ses sentiments s’effacent derrière un idéal qui ne laisse que peu de place à la fantaisie. Cet idéal, il y souscrit totalement, il correspond à son idéal esthétique. Et la seule fantaisie qu’il se permette est celle de l’oblique, de la diagonale, que l’on retrouve dans nombre de ses compositions, et qui est la grande constante de son oeuvre. Les édifices, les rues, les personnages, tout sujet peut être cadré de façon oblique, donnant ainsi lieu à un croisement de lignes diagonales fondamentales.
Cette curieuse vision penchée du monde aurait pu être troublante voire dérangeante, dans la plupart des cas elle ne l'est pas, elle nous semble au contraire être une espèce d'évidence. Quelle meilleure façon, en effet, de photographier cette femme montant l'escalier, ou bien cette autre, assise sur un banc en diagonal, zébrée elle-même par des ombres en diagonal, tandis que ses pieds reposent sur un triangle de lumière, quadrillé par une trame en ombre portée ? Cette dernière est très certainement la photo la plus accomplie de Rotchenko, non seulement son sens du graphisme et de la géométrie atteignent ici leur sommet, mais aussi son sens de l'humain. Ce personnage de femme qui attend, patient, résigné, dans son cadre de figures géométriques enchevêtrées, dépasse les époques et les nations. Ce pourrait être chacun d'entre nous, prisonnier d'un quotidien organisé dont il n’est pas toujours l’artisan. Ici Alexandre Rotchenko, photographe d’une époque et d’un idéal révolu, atteint l'universel.
PARALLELE
Il me semble qu’un parallèle peut être fait entre l’esthétique géométrique de Rotchenko et celle de Horst Hamann, photographe allemand contemporain, vivant à New York, qui aime fragmenter le monde verticalement avec un objectif panoramique. Le résultat est étonnant, graphique, géométrique, curieusement évident, et très beau.